1 00:00:07,020 --> 00:00:10,590 Existe-t-il des limites au principe de légalité ? 2 00:00:11,460 --> 00:00:13,244 Telle est la question à laquelle 3 00:00:13,555 --> 00:00:17,520 je souhaiterais apporter des éléments de réponse dans cette vidéo. 4 00:00:19,590 --> 00:00:23,200 Dans une démocratie libérale,  dans un état de droit,  5 00:00:23,644 --> 00:00:30,933 on ne saurait admettre en principe l'idée que l'administration puisse se dispenser, 6 00:00:31,590 --> 00:00:35,040 qui plus est, elle-même, de respecter le droit en vigueur. 7 00:00:36,830 --> 00:00:40,370 Sinon, à quoi bon imposer un principe de légalité ? 8 00:00:41,220 --> 00:00:48,400 Donc l'idée même d'exception au principe de légalité serait un contresens. 9 00:00:48,770 --> 00:00:53,111 Ce serait la porte ouverte, la porte ouverte à l'arbitraire politique, 10 00:00:53,466 --> 00:00:55,466 aux caprices de l'administration. 11 00:00:55,830 --> 00:01:02,711 Donc logiquement, dans une démocratie libérale, dans un état de droit, rien en principe,  12 00:01:03,288 --> 00:01:07,688 rien en soi ne peut justifier une entorse, même mineure, 13 00:01:08,000 --> 00:01:14,311 même exceptionnelle au respect par l'administration des règles de droit en vigueur. 14 00:01:15,170 --> 00:01:22,444 Rien, en principe non, sauf, et c'est là où intervient une limite,  15 00:01:23,111 --> 00:01:26,140 sauf une situation de nécessité. 16 00:01:27,030 --> 00:01:32,260 Et un vieil adage dit que "nécessité fait loi". 17 00:01:35,930 --> 00:01:38,090 Qu'est-ce que cette idée de nécessité ? 18 00:01:39,110 --> 00:01:42,000 En droit administratif, nous aurons l'occasion d'y revenir. 19 00:01:43,220 --> 00:01:50,666 En droit français, l'idée, c'est que l'administration n'existe pas pour elle-même, 20 00:01:52,355 --> 00:01:54,180 elle n'existe que pour agir. 21 00:01:54,600 --> 00:02:01,511 L'administration puise sa légitimité, la légitimité de son existence dans l'action. 22 00:02:03,030 --> 00:02:07,110 L'administration est là pour agir,  administrer, c'est un synonyme, 23 00:02:07,320 --> 00:02:10,110 en droit français, d'agir,  d'accomplir quelque chose. 24 00:02:10,740 --> 00:02:16,010 Donc l'administration doit en principe toujours agir, quoi qu'il arrive. 25 00:02:18,710 --> 00:02:21,200 On pourrait ajouter en toute circonstance. 26 00:02:22,830 --> 00:02:27,111 C'est une contrainte, mais cette contrainte a une contrepartie. 27 00:02:28,510 --> 00:02:32,666 Cette contrepartie, c'est de prendre en considération les cas 28 00:02:33,550 --> 00:02:41,675 où l'administration a dû agir sous la pression des nécessités du moment. 29 00:02:42,580 --> 00:02:49,450 Et donc l'idée qui se dégage derrière l'existence d'aménagements, de limites 30 00:02:50,100 --> 00:02:52,810 à l'application au respect du principe de légalité, 31 00:02:53,244 --> 00:03:00,444 c'est cette idée que lorsque le juge sera saisi, 32 00:03:01,333 --> 00:03:08,355 il faudra apprécier la légalité d'une action administrative de manière moins sévère, 33 00:03:09,422 --> 00:03:15,822 de manière plus souple si jamais l'administration a agi, certes, 34 00:03:15,822 --> 00:03:21,333 mais a dû agir sous les pressions des nécessités du moment. 35 00:03:22,170 --> 00:03:26,844 Cette idée d'état de nécessité, de situation de nécessité du moment,  36 00:03:27,955 --> 00:03:32,888 se retrouve en droit administratif  français à travers deux illustrations : 37 00:03:34,266 --> 00:03:41,733 en cas de situation d'urgence ou en cas de circonstances exceptionnelles. 38 00:03:43,520 --> 00:03:46,340 Commençons d'abord par la situation d'urgence. 39 00:03:48,010 --> 00:03:55,550 La situation d'urgence est un bon exemple de cette théorie de l'état de nécessité 40 00:03:55,875 --> 00:04:03,020 qui s'applique, y compris dans les démocraties libérales dans les États de droit. 41 00:04:05,770 --> 00:04:12,800 Cette idée d'urgence, c'est l'idée que l'administration, qui est là pour agir, 42 00:04:12,977 --> 00:04:20,311 c'est sa raison d'être, parfois doit agir de manière rapide. 43 00:04:20,790 --> 00:04:26,400 Elle doit intervenir vite, elle doit opérer avec célérité,  44 00:04:27,030 --> 00:04:30,622 parce qu'elle doit faire face à des situations 45 00:04:31,111 --> 00:04:33,840 pour lesquelles il n'est pas raisonnable d'attendre. 46 00:04:35,460 --> 00:04:41,111 Mais donc il arrive des circonstances où l'administration n'a pas eu le choix, 47 00:04:41,111 --> 00:04:48,044 le temps de la réflexion, le choix d'agir entre le choix d'opter entre l'action ou l'inaction, 48 00:04:49,066 --> 00:04:54,222 parce qu'elle a dû agir sous la pression des nécessités du moment. 49 00:04:54,360 --> 00:04:58,290 Autrement dit, elle a dû parer au plus urgent, au plus pressé. 50 00:05:00,870 --> 00:05:06,266 L'urgence est une situation qu'en droit français,  51 00:05:06,844 --> 00:05:09,555 le juge administratif souhaite prendre en compte,  52 00:05:09,955 --> 00:05:15,777 souhaite prendre en compte précisément pour ne pas juger l'action de l'administration 53 00:05:16,577 --> 00:05:20,888 de la même manière que lorsque celle-ci a le temps de décider. 54 00:05:22,100 --> 00:05:24,444 Le juge estime que c'est une raison de bon sens,  55 00:05:24,844 --> 00:05:28,488 non pas d'exonérer l'administration de respecter le droit, car sinon, 56 00:05:28,488 --> 00:05:31,733 à quoi bon imposer un principe de légalité, 57 00:05:32,133 --> 00:05:36,222 mais c'est tout de même une situation qu'il faut prendre en compte 58 00:05:36,222 --> 00:05:40,088 pour apprécier la légalité de l'action administrative, car, nous dit le juge, 59 00:05:40,577 --> 00:05:44,044 on n'apprécie pas de la même manière une action de l'administration 60 00:05:44,088 --> 00:05:46,400 lorsque celle-ci avait le temps de la réflexion 61 00:05:47,111 --> 00:05:53,288 ou lorsque celle-ci a dû agir dans l'immédiat,  avec célérité, peut-être un peu trop vite. 62 00:05:53,960 --> 00:05:59,733 D'où l'idée qu'à ce moment-là, il faut, au bénéfice de l'administration, 63 00:06:01,333 --> 00:06:06,977 apprécier la légalité de son action avec peut-être un peu plus de souplesse,  64 00:06:07,244 --> 00:06:12,000 un peu moins d'exigence qu'en temps normal lorsque tout va bien, 65 00:06:12,000 --> 00:06:14,270 lorsqu'on a le temps d'agir et de décider. 66 00:06:16,900 --> 00:06:20,400 Cette situation d'urgence se retrouve dans de nombreux textes 67 00:06:21,600 --> 00:06:23,333 et les textes prévoient eux-mêmes 68 00:06:24,266 --> 00:06:26,800 souvent l'intervention des autorités administratives en cas d'urgence. 69 00:06:26,888 --> 00:06:29,555 Deux exemple pour ne pas laisser les multiplier, 70 00:06:29,911 --> 00:06:35,955 l'article L 511-3 du Code de la construction et de l'habitation autorise les maires 71 00:06:35,950 --> 00:06:42,175 à procéder d'office à l'évacuation des habitants qualifié d'édifice  72 00:06:42,375 --> 00:06:46,175 menaçant ruine en cas de péril imminent d'effondrement. 73 00:06:47,940 --> 00:06:53,555 De même, les articles L 511-1  et L 521-1 du Code de l'entrée 74 00:06:53,777 --> 00:06:56,711 et du séjour des étrangers prévoient qu'un étranger 75 00:06:56,977 --> 00:07:00,711 peut être sans délai obligé de quitter le territoire français 76 00:07:00,977 --> 00:07:04,110 ou d'être expulsé en cas de menace pour l'ordre public. 77 00:07:04,860 --> 00:07:06,800 Mais ce que vous devez noter immédiatement,  78 00:07:07,733 --> 00:07:13,555 c'est que même si aucun texte n'a prévu la situation d'urgence,  79 00:07:14,266 --> 00:07:22,320 le juge pourra de manière supplétive faire jouer cette théorie de la situation urgente. 80 00:07:22,800 --> 00:07:26,400 Autrement dit, tout l'intérêt de la situation d'urgence,  81 00:07:26,800 --> 00:07:31,440 c'est d'être une théorie jurisprudentielle que le juge peut faire jouer,  82 00:07:31,730 --> 00:07:34,444 même si aucun texte n'existe, 83 00:07:34,444 --> 00:07:39,333 même si aucun texte n'a prévu l'hypothèse d'une action de l'administration 84 00:07:39,555 --> 00:07:41,730 en situation d'urgence. 85 00:07:44,280 --> 00:07:49,155 Cette situation d'urgence ne joue évidemment 86 00:07:49,733 --> 00:07:54,090 que lorsque l'administration est dans l'exercice de ses pouvoirs. 87 00:07:54,840 --> 00:08:03,822 Méfiez-vous, l'urgence ne justifie jamais d'agir au nom d'un objectif inédit 88 00:08:03,822 --> 00:08:09,200 que l'administration tout d'un coup découvrirait pour les besoins de la cause. 89 00:08:10,170 --> 00:08:13,440 Ce qui est urgent, c'est la nécessité d'agir. 90 00:08:13,820 --> 00:08:17,550 Ce n'est pas le contenu des actions à opérer. 91 00:08:18,870 --> 00:08:27,511 Par ailleurs, la jurisprudence impose une exigence de nécessité et de proportionnalité. 92 00:08:28,530 --> 00:08:33,066 Le juge sera plus bienveillant à l'égard de l'administration 93 00:08:33,066 --> 00:08:34,590 lorsqu'elle agit en situation d'urgence. 94 00:08:35,250 --> 00:08:41,500 Mais attention, l'intervention en situation d'urgence ne demeure légale, régulière 95 00:08:41,975 --> 00:08:46,350 qu'à la condition que l'administration ne pouvait pas faire autrement 96 00:08:46,888 --> 00:08:49,600 pour accomplir la finalité qui lui incombe. 97 00:08:49,644 --> 00:08:55,155 Autrement dit, que l'administration a bien assuré, 98 00:08:55,333 --> 00:09:00,488 a bien vérifié la proportionnalité et la nécessité de son action, 99 00:09:00,977 --> 00:09:02,133 car si ça se trouve, 100 00:09:02,177 --> 00:09:06,711 s'il se trouve qu'elle pouvait agir de manière normale et moins immédiate, 101 00:09:06,933 --> 00:09:12,266 il n'y a aucune raison d'accepter une action en situation d'urgence. 102 00:09:13,510 --> 00:09:18,000 Donc vous voyez, le juge se montrera un peu plus souple, mais pour autant, 103 00:09:18,044 --> 00:09:22,666 il vérifiera la nécessité et la proportionnalité d'une action en urgence. 104 00:09:24,030 --> 00:09:27,466 Quelle est la portée de cette théorie jurisprudentielle 105 00:09:27,688 --> 00:09:29,250 de l'urgence en matière administrative ? 106 00:09:30,510 --> 00:09:34,755 Comme je vous le disais, la situation d'urgence a pour effet de soumettre l'administration 107 00:09:35,200 --> 00:09:39,155 à une légalité moins exigeante qu'en l'absence d'urgence. 108 00:09:40,800 --> 00:09:47,190 Autrement dit, le juge estime qu'il lui revient de prendre en compte 109 00:09:47,866 --> 00:09:52,577 que l'administration n'a pas agi dans des conditions temporelles ordinaires, 110 00:09:53,066 --> 00:09:57,060 mais a dû intervenir pour parer au plus pressé. 111 00:09:58,350 --> 00:10:03,155 Autrement dit, une mesure administrative qui en temps normal, 112 00:10:03,155 --> 00:10:08,933 c'est-à-dire en l'absence d'urgence, serait jugée contraire au principe de légalité, 113 00:10:09,822 --> 00:10:12,740 pourra être jugée légale en cas d'urgence. 114 00:10:14,120 --> 00:10:22,400 Par exemple, une situation d'urgence peut faire admettre comme légal un acte administratif 115 00:10:22,480 --> 00:10:25,022 qui pourtant a été pris sans le respect 116 00:10:25,244 --> 00:10:27,644 de certaines conditions de forme et procédures préalables, 117 00:10:28,000 --> 00:10:32,311 comme par exemple le recueil d'un avis préalable d'un organisme consultatif, 118 00:10:32,580 --> 00:10:36,977 mais comme il a fallu agir au plus vite, on n'a pas consulté cet organisme consultatif. 119 00:10:37,500 --> 00:10:41,822 En temps normal, cette absence de consultation serait une méconnaissance 120 00:10:41,822 --> 00:10:43,610 d'une règle de procédure ou d'une règle de forme. 121 00:10:44,540 --> 00:10:47,644 En situation d'urgence, le juge administratif estimera 122 00:10:48,044 --> 00:10:52,880 que l'absence de consultation n'entache pas d'illégalité de l'acte d'administration 123 00:10:53,150 --> 00:10:55,830 parce que l'administration a  agi en une situation d'urgence. 124 00:10:57,820 --> 00:11:04,444 De la même manière, la situation d'urgence peut faire juger un acte administratif légal 125 00:11:04,533 --> 00:11:06,340 du point de vue de la compétence de son auteur. 126 00:11:07,030 --> 00:11:10,120 En temps normal, une autorité administrative ne peut pas empiéter 127 00:11:10,390 --> 00:11:12,690 sur les attributions d'une autre autorité administrative. 128 00:11:13,360 --> 00:11:17,244 Un subordonné ne peut pas empiéter sur les autorités de son supérieur hiérarchique, 129 00:11:17,777 --> 00:11:19,111 mais en situation d'urgence,  130 00:11:19,511 --> 00:11:22,177 on admettra que l'intervention du subordonné est légale 131 00:11:22,933 --> 00:11:28,088 parce qu'il a fallu agir au plus vite et donc il s'est permis d'empiéter sur les attributions,  132 00:11:28,088 --> 00:11:30,010 sur les fonctions de son supérieur. 133 00:11:30,480 --> 00:11:34,755 Donc vous le voyez, la situation d'urgence a pour effet de rendre légal 134 00:11:35,155 --> 00:11:39,200 un acte administratif qui en temps ordinaire, ne serait pas jugé légal. 135 00:11:41,800 --> 00:11:47,688 Deuxième illustration de l'état de nécessité, la circonstance exceptionnelle. 136 00:11:49,730 --> 00:11:54,666 Il y a évidemment des liens entre les deux théories parce que bien souvent, 137 00:11:55,022 --> 00:12:00,844 lorsqu’intervient une situation exceptionnelle, anormale, imprévue, 138 00:12:01,644 --> 00:12:03,970 c'est aussi souvent qu'il y a urgence à agir. 139 00:12:04,380 --> 00:12:07,155 Mais pour autant, ne confondez pas les deux théories 140 00:12:07,155 --> 00:12:10,660 parce que dans la théorie des circonstances exceptionnelles, 141 00:12:11,111 --> 00:12:12,888 ce qui doit retenir l'attention,  142 00:12:13,111 --> 00:12:17,111 c'est précisément l'existence d'une situation non pas urgente, 143 00:12:17,466 --> 00:12:23,866 mais d'une situation rare, extraordinaire, autrement dit, qui sort de l'ordinaire. 144 00:12:25,410 --> 00:12:29,066 L'administration se trouve confrontée à une situation 145 00:12:29,911 --> 00:12:36,000 qui n'est pas celle de la vie ordinaire des institutions publiques,  146 00:12:36,440 --> 00:12:40,700 du fonctionnement routinier des institutions administratives. 147 00:12:41,880 --> 00:12:45,288 Autrement dit, l'autorité administrative se trouve face, 148 00:12:45,377 --> 00:12:49,777 confrontée à une situation qui n'est pas ordinaire,  149 00:12:50,400 --> 00:12:57,466 à une situation sans commune mesure avec le déroulement ordinaire,  150 00:12:58,222 --> 00:13:03,780 la vie ordinaire et routinière d'un État, d'une institution étatique. 151 00:13:05,880 --> 00:13:07,688 Ici aussi, ce que vous devez retenir,  152 00:13:08,711 --> 00:13:12,444 c'est que je voudrais vous parler de la théorie jurisprudentielle 153 00:13:12,933 --> 00:13:14,133 des circonstances exceptionnelles. 154 00:13:14,920 --> 00:13:19,244 Bien évidemment, il existe des textes qui appliquent,  155 00:13:19,777 --> 00:13:23,555 qui reprennent cette idée des circonstances exceptionnelles, 156 00:13:24,170 --> 00:13:29,644 par exemple l'article 16 de la Constitution de la Cinquième République 157 00:13:30,311 --> 00:13:34,222 ou encore les textes qui organisent les régimes de l'état de siège 158 00:13:34,800 --> 00:13:38,360 et on en a beaucoup parlé dans l'actualité, de l'état d'urgence. 159 00:13:39,250 --> 00:13:41,890 Mais ces textes, nous les examinerons plus tard, au second semestre. 160 00:13:42,680 --> 00:13:45,955 Ici, ce dont je voudrais parler comme pour la situation d'urgence, 161 00:13:46,300 --> 00:13:49,600 c'est de la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles,  162 00:13:49,911 --> 00:13:53,777 autrement dit d'une théorie dégagée par le Conseil d'État, 163 00:13:54,088 --> 00:13:57,911 par le juge administratif et qui précisément est destiné à s'appliquer, 164 00:13:58,444 --> 00:14:04,977 même si aucun texte n'a prévu que l'autorité administrative avait le droit d'agir 165 00:14:05,244 --> 00:14:09,022 face à une circonstance imprévue,  exceptionnelle, qui sort de l'ordinaire. 166 00:14:09,370 --> 00:14:12,977 Donc tout l'intérêt de ce dont je vais  vous parler dans les minutes qui suivent, 167 00:14:13,200 --> 00:14:18,711 c'est précisément que le juge peut faire application, dans certaines circonstances, 168 00:14:18,977 --> 00:14:24,222 d'une théorie qui existe indépendamment des textes en vigueur. 169 00:14:26,730 --> 00:14:30,222 Cette théorie, cela ne vous surprendra sans doute guère,  170 00:14:30,844 --> 00:14:36,360 a été inventée par le Conseil d'Etat au cours de la Première Guerre mondiale,  171 00:14:36,780 --> 00:14:38,100 au cours du premier conflit mondial. 172 00:14:38,711 --> 00:14:43,777 Et vous avez ici l'exemple type de ce qu'est en jurisprudence administrative, 173 00:14:44,133 --> 00:14:47,555 une circonstance exceptionnelle :  un conflit armé. 174 00:14:48,150 --> 00:14:53,866 Voilà quelque chose qui n'arrive pas tous les jours dans la vie ordinaire d'un État. 175 00:14:54,810 --> 00:14:57,733 Le Conseil d'État, tout au long du 20e siècle, 176 00:14:58,000 --> 00:15:03,630 a parfois appliqué à d'autres circonstances qui sortent de l'ordinaire. 177 00:15:04,080 --> 00:15:06,577 Il n'y a pas simplement la guerre ou une insurrection,  178 00:15:06,844 --> 00:15:11,200 mais peut-être une circonstance exceptionnelle, une catastrophe naturelle,  179 00:15:12,266 --> 00:15:16,488 un tremblement de terre, une inondation, une tempête, un tsunami,  180 00:15:16,533 --> 00:15:19,160 quelque chose qui n'arrive pas de manière ordinaire. 181 00:15:20,000 --> 00:15:23,022 Ou encore il est arrivé au Conseil d'État de l'appliquer à une grève, 182 00:15:23,022 --> 00:15:27,600 mais une grève d'une très grande ampleur et qui paralyserait tout le pays. 183 00:15:28,370 --> 00:15:32,577 Cette liste n'est absolument pas exhaustive et on pourrait très bien imaginer 184 00:15:32,577 --> 00:15:35,822 que le Conseil d'État applique à d'autres événements,  185 00:15:35,822 --> 00:15:39,590 à d'autres circonstances, sa théorie des circonstances exceptionnelles, 186 00:15:39,860 --> 00:15:44,888 je songe évidemment à une attaque terroriste d'ampleur inédite. 187 00:15:46,444 --> 00:15:50,577 Alors exactement comme en matière d'urgence, 188 00:15:51,644 --> 00:15:57,320 la théorie des circonstances exceptionnelles n'a pas pour effet 189 00:15:57,860 --> 00:16:00,890 de dispenser l'administration de respecter le droit à la légalité, 190 00:16:01,970 --> 00:16:06,977 mais elle a pour effet que, en cas de litige, en cas de contentieux, 191 00:16:07,555 --> 00:16:13,022 le juge sera moins exigeant à l'égard de l'administration, 192 00:16:13,022 --> 00:16:17,511 appliquera une légalité plus souple. 193 00:16:17,600 --> 00:16:18,360 Pourquoi ? 194 00:16:18,844 --> 00:16:23,840 Parce que précisément, l'administration a dû faire face à une situation 195 00:16:24,080 --> 00:16:25,230 qui n'arrive pas d'ordinaire. 196 00:16:25,960 --> 00:16:31,288 Et le juge administratif estime, oui après tout, on ne peut guère contester cette idée, 197 00:16:31,822 --> 00:16:36,560 estime que c'est du bon sens de ne pas appliquer 198 00:16:37,070 --> 00:16:40,933 la légalité applicable en temps ordinaire à une situation extraordinaire, 199 00:16:41,555 --> 00:16:45,777 qu'il y a là un hiatus et que ce n'est pas satisfaisant. 200 00:16:46,311 --> 00:16:48,666 À situation ordinaire légalité ordinaire,  201 00:16:48,933 --> 00:16:52,622 à situation exceptionnelle légalité moins ordinaire,  202 00:16:52,933 --> 00:16:55,288 comprenez légalité moins exigeante. 203 00:16:55,910 --> 00:17:00,444 Autrement dit, un acte d'administration qui en temps ordinaire 204 00:17:00,888 --> 00:17:06,140 serait jugé illégal ne le serait pas en période exceptionnelle. 205 00:17:08,030 --> 00:17:09,775 Deux affaires très célèbres 206 00:17:10,100 --> 00:17:14,660 dans l'histoire de la jurisprudence administrative illustrent cette théorie. 207 00:17:16,740 --> 00:17:23,511 Première affaire, premier arrêt, c'est un arrêt du Conseil d'État du 28 juin 1918, 208 00:17:23,911 --> 00:17:26,800 l'arrêt Heyriès, c'est l'arrêt fondateur,  209 00:17:27,955 --> 00:17:30,888 arrêt dans lequel le Conseil d'État pour la première fois a dégagé 210 00:17:31,244 --> 00:17:34,680 cette théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles. 211 00:17:36,960 --> 00:17:41,422 Dans cette affaire, un dessinateur civil qui travaillait pour le génie militaire, 212 00:17:41,422 --> 00:17:44,577 monsieur Heyriès, avait été révoqué de son emploi 213 00:17:45,333 --> 00:17:48,844 sur le fondement d'un décret du 10 septembre 1914,  214 00:17:49,866 --> 00:17:51,911 décret par lequel le gouvernement,  215 00:17:52,225 --> 00:17:54,450 pour faire face à cette situation exceptionnelle 216 00:17:54,450 --> 00:17:57,911 qu'était le déclenchement du premier conflit mondial,  217 00:17:58,977 --> 00:18:05,610 avait décidé de suspendre provisoirement une garantie accordée aux fonctionnaires. 218 00:18:06,430 --> 00:18:07,620 Quelle est cette garantie ? 219 00:18:08,490 --> 00:18:15,244 C'était une garantie qui résultait de l'article 65 de la loi du 22 avril 1905 220 00:18:16,177 --> 00:18:22,800 et qui reconnaît aux fonctionnaires le droit d'obtenir la communication de son dossier 221 00:18:23,511 --> 00:18:26,933 avant le prononcé de toute sanction disciplinaire. 222 00:18:28,380 --> 00:18:37,377 Mais ce décret avait décidé de suspendre provisoirement cette garantie. 223 00:18:40,533 --> 00:18:43,288 Monsieur Heyriès, devant le Conseil d'État,  224 00:18:44,044 --> 00:18:49,010 va soulever l'illégalité de ce décret et vous reconnaîtrez qu'il l'a sans doute soulevée  225 00:18:49,430 --> 00:18:53,555 de manière très confiante, parce que toute personne de bon sens,  226 00:18:53,822 --> 00:18:58,044 a fortiori tout étudiant en droit sait bien qu'à priori, 227 00:18:58,177 --> 00:19:01,022 un décret ne peut pas suspendre provisoirement une loi. 228 00:19:01,250 --> 00:19:05,300 Le gouvernement ne peut pas empiéter sur la souveraineté du législateur. 229 00:19:06,260 --> 00:19:11,960 Et pourtant, le Conseil d'État va rejeter son recours. 230 00:19:13,400 --> 00:19:17,060 Je cite cet arrêt, car il mérite vraiment d'être écouté : 231 00:19:17,990 --> 00:19:24,755 "Considérant que, par l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, 232 00:19:25,733 --> 00:19:29,688 le Président de la République est placé à la tête de l’Administration française 233 00:19:30,220 --> 00:19:32,200 et chargé d’assurer l’exécution des lois ; 234 00:19:33,025 --> 00:19:39,510 qu’il lui incombe, dès lors, de veiller à ce qu’à toute époque les services publics institués 235 00:19:39,511 --> 00:19:42,488 par les lois et règlements soient en état de fonctionner, 236 00:19:43,288 --> 00:19:48,311 et à ce que les difficultés résultant de la guerre n’en paralysent pas la marche ; 237 00:19:49,460 --> 00:19:53,244 qu’il lui appartenait, à la date du 10 septembre 1914, 238 00:19:53,240 --> 00:19:57,377 à laquelle est intervenu le décret d’apprécier que la communication, 239 00:19:57,422 --> 00:20:01,644 à tout fonctionnaire de son dossier préalablement à toute sanction disciplinaire, 240 00:20:01,955 --> 00:20:04,400 était, pendant la période des hostilités, 241 00:20:05,150 --> 00:20:09,290 de nature à empêcher dans un grand nombre de cas l’action disciplinaire 242 00:20:09,530 --> 00:20:12,311 de s’exercer et d’entraver le fonctionnement 243 00:20:12,711 --> 00:20:16,970 des diverses administrations nécessaires à la vie nationale. 244 00:20:17,870 --> 00:20:20,177 Qu'à raison des conditions dans lesquelles s’exerçaient, 245 00:20:20,177 --> 00:20:21,740 en fait, à cette époque, les pouvoirs publics, 246 00:20:22,610 --> 00:20:25,820 il avait la mission d’édicter lui-même les mesures indispensables".  247 00:20:27,190 --> 00:20:32,133 Comprenez : le droit à la communication de son dossier par le fonctionnaire, 248 00:20:32,444 --> 00:20:36,266 c'est une très belle garantie dans un état de droit dans une démocratie quand tout va bien. 249 00:20:36,710 --> 00:20:39,511 Mais lorsqu'un conflit vient d'être déclenché,  250 00:20:39,820 --> 00:20:43,822 il faut que les ordres de l'autorité militaire puissent être transmis 251 00:20:43,866 --> 00:20:48,177 le plus rapidement possible aux militaires, aux agents de l'État,  252 00:20:48,488 --> 00:20:52,133 aux soldats qu'on va envoyer dans les tranchées et donc qu'il est hors de question 253 00:20:52,180 --> 00:20:54,950 que l'on perde du temps avec la possibilité d'exercer un recours 254 00:20:55,150 --> 00:20:58,490 parce que le droit à communication n'a pas été respecté par celui 255 00:20:58,690 --> 00:21:00,950 qui a prononcé la sanction disciplinaire. 256 00:21:01,260 --> 00:21:06,844 Comprenez : face aux éventuelles hypothèses de déserteurs dans l'armée, 257 00:21:07,111 --> 00:21:09,410 il faut que l'on puisse sanctionner vite et bien. 258 00:21:09,610 --> 00:21:10,133 Pourquoi ? 259 00:21:10,177 --> 00:21:13,470 Parce que c'est le premier conflit mondial qui l'impose. 260 00:21:14,020 --> 00:21:20,030 Et donc ici, au nom de cette adaptation aux circonstances exceptionnelles 261 00:21:20,780 --> 00:21:23,377 que sont le déclenchement du premier conflit mondial, 262 00:21:23,822 --> 00:21:30,140 le Conseil d'État va juger légal un décret qui pourtant suspend provisoirement une loi. 263 00:21:32,490 --> 00:21:35,880 Deuxième exemple, il est encore plus illustratif. 264 00:21:36,870 --> 00:21:42,311 Dans le deuxième exemple, il s'agit de l'affaire Dames Dol et Laurent, 265 00:21:42,690 --> 00:21:45,630 un arrêt du Conseil d'État du 28 février 1919. 266 00:21:47,100 --> 00:21:48,088 Dans cette affaire,  267 00:21:49,244 --> 00:21:54,577 deux prostituées que le Conseil d'État présente comme des filles galantes, 268 00:21:54,577 --> 00:22:00,711 mesdames Dol et Laurent, demande d'annuler des arrêtés édictés au printemps 1916 269 00:22:00,840 --> 00:22:05,911 par le préfet maritime de Toulon qui interdit aux propriétaires de débits de boisson 270 00:22:06,711 --> 00:22:10,266 de servir à boire aux femmes ou de les employer comme serveuses. 271 00:22:11,460 --> 00:22:18,177 En temps normal, cet arrêté serait  évidemment frappé d'illégalité, 272 00:22:18,488 --> 00:22:21,630 comme à la fois créant une discrimination entre les sexes 273 00:22:21,930 --> 00:22:25,860 et portant atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie. 274 00:22:26,580 --> 00:22:33,511 Mais dans l'arrêt Dames Dol et Laurent,  le Conseil d'État va juger légal cet arrêté. 275 00:22:33,955 --> 00:22:35,244 Écoutez pourquoi. 276 00:22:37,377 --> 00:22:40,311 "Les limites des pouvoirs de police", je cite le Conseil d'État, 277 00:22:40,770 --> 00:22:45,466 "dont l'autorité publique dispose, ne sauraient être les mêmes dans le temps de paix 278 00:22:45,466 --> 00:22:47,022 et pendant la période de guerre 279 00:22:47,770 --> 00:22:51,600 où les intérêts de la Défense nationale donnent au principe de l'ordre public 280 00:22:51,822 --> 00:22:55,511 une extension plus grande et exige pour la sécurité publique 281 00:22:56,222 --> 00:22:57,690 des mesures plus rigoureuses. 282 00:22:59,190 --> 00:23:02,044 Considérant qu'au cours de l'année 1916,  283 00:23:02,933 --> 00:23:05,911 les conditions dans lesquelles les agissements des filles publiques", 284 00:23:06,311 --> 00:23:09,600 les prostituées, "se sont multipliés à Toulon, 285 00:23:09,911 --> 00:23:13,600 ont, à raison tant de la situation militaire de cette place forte 286 00:23:14,044 --> 00:23:17,822 que du passage incessant des troupes à destination ou en provenance de l'Orient, 287 00:23:18,488 --> 00:23:22,311 présenté un caractère tout particulier de gravité 288 00:23:22,830 --> 00:23:27,644 dont l'autorité publique avait le devoir de se préoccuper 289 00:23:28,260 --> 00:23:31,500 au point de vue tout à la fois du maintien de l'ordre, de l'hygiène et de la salubrité 290 00:23:31,975 --> 00:23:33,975 que de la nécessité de prévenir le danger 291 00:23:34,075 --> 00:23:39,060 que présentait pour la Défense nationale la fréquentation d'un personnel suspect 292 00:23:39,390 --> 00:23:41,610 et les divagations qui pourraient en résulter". 293 00:23:41,940 --> 00:23:45,270 Comprenez : en période de temps  de guerre, sur le port de Toulon,  294 00:23:45,555 --> 00:23:47,866 là où les navires vont partir pour le front d'Orient,  295 00:23:48,220 --> 00:23:51,200 les prostituées peuvent être des espionnes 296 00:23:51,420 --> 00:23:56,088 et il est donc très important d'interdire la prostitution pour que les marins, 297 00:23:56,088 --> 00:23:59,422 les soldats ne puissent pas, sans le faire exprès, 298 00:23:59,422 --> 00:24:03,777 divulguer un certain nombre d'informations qu'ils devraient garder pour eux. 299 00:24:05,110 --> 00:24:09,220 Nous avons donc ici un bel exemple d'un arrêté qui en temps normal, 300 00:24:09,880 --> 00:24:14,088 ne serait pas jugé légal, mais la théorie des circonstances exceptionnelles 301 00:24:14,311 --> 00:24:16,660 a précisément été inventée par le Conseil d'État 302 00:24:17,080 --> 00:24:22,933 pour dire que face à une circonstance extraordinaire, exceptionnelle,  303 00:24:23,022 --> 00:24:28,488 sans commune mesure avec les périodes normales de fonctionnement d'un État, 304 00:24:28,933 --> 00:24:32,800 il faut adapter et il faut soumettre l'administration,  305 00:24:33,155 --> 00:24:35,466 certes toujours au respect de la légalité,  306 00:24:35,580 --> 00:24:39,777 mais d'une légalité qui prend en compte le fait 307 00:24:39,955 --> 00:24:46,000 que l'administration a dû agir et faire face à une situation qui sort de l'ordinaire.