1 00:00:05,616 --> 00:00:09,536 B : Selon une procédure. 2 00:00:11,030 --> 00:00:15,440 Une des plus anciennes procédures judiciaires rapportées par les textes 3 00:00:15,648 --> 00:00:19,584 est celle que l'on trouve dans la Bible, au Premier Livre des Rois. 4 00:00:20,540 --> 00:00:26,048 Ce livre rapporte les événements marquants du règne du roi Salomon, 5 00:00:26,810 --> 00:00:33,312 qui s'étend approximativement de 970 à 930 avant notre ère. 6 00:00:35,480 --> 00:00:40,224 Le règne de Salomon est contrasté : il commence très bien, il finit très mal. 7 00:00:41,150 --> 00:00:47,152 La première partie de son règne est marquée par la renommée de sa justice. 8 00:00:48,320 --> 00:00:53,216 En Israël, vers 970 avant notre ère, 9 00:00:53,776 --> 00:00:58,656 chaque ville a son tribunal collégial, son conseil d'anciens. 10 00:01:00,560 --> 00:01:05,570 La compétence judiciaire du roi n'est pas pour autant abolie en appel, 11 00:01:05,680 --> 00:01:07,424 et même en première instance, 12 00:01:07,808 --> 00:01:13,520 pour les affaires graves ou pour celles qui se déroulent à proximité du palais. 13 00:01:15,050 --> 00:01:24,880 C'est sans doute à ce dernier cas de figure que se rattache le procès relaté au chapitre trois, 14 00:01:25,360 --> 00:01:31,248 versets 16 à 26, du Livre des Rois. 15 00:01:34,720 --> 00:01:39,504 "Alors, deux prostituées vinrent se présenter devant le roi. 16 00:01:40,550 --> 00:01:46,000 L'une dit : "Je t'en supplie, mon seigneur, moi et cette femme, 17 00:01:46,370 --> 00:01:51,424 nous habitons la même maison et j'ai accouché alors qu'elle s'y trouvait. 18 00:01:51,880 --> 00:01:56,544 Or, trois jours après mon accouchement, cette femme accoucha à son tour. 19 00:01:56,870 --> 00:01:59,792 Nous étions ensemble, sans personne d'autre dans la maison. 20 00:02:00,350 --> 00:02:02,096 Il n'y avait que nous deux. 21 00:02:03,500 --> 00:02:08,336 Le fils de cette femme mourut une nuit, parce qu'elle s'était couchée contre lui. 22 00:02:08,848 --> 00:02:14,960 Elle se leva au milieu de la nuit, prit mon fils qui était à côté de moi, ta servante dormait, 23 00:02:15,312 --> 00:02:20,176 et le coucha contre elle et son fils, le mort, elle le coucha contre moi. 24 00:02:20,570 --> 00:02:24,976 Je me levai le matin pour allaiter mon fils, mais il était mort. 25 00:02:25,740 --> 00:02:28,720 Le jour venu, je le regardai attentivement, 26 00:02:30,496 --> 00:02:34,768 mais ce n'était pas mon fils, celui dont j'avais accouché." 27 00:02:36,464 --> 00:02:42,880 L'autre femme dit : "Non, mon fils, c'est le vivant et ton fils, c'est le mort !" 28 00:02:44,140 --> 00:02:45,744 Mais la première continuait à dire : 29 00:02:45,920 --> 00:02:51,088 "Non, ton fils, c'est le mort et mon fils, c'est le vivant." 30 00:02:53,056 --> 00:02:55,520 Ainsi parlaient-elles devant le roi. 31 00:02:56,770 --> 00:03:03,968 Le roi dit : "Celle-ci dit : 'Mon fils, c'est le vivant et ton fils, c'est le mort', 32 00:03:04,448 --> 00:03:09,536 et celle-là dit : 'Non, ton fils, c'est le mort et mon fils, c'est le vivant'." 33 00:03:10,528 --> 00:03:13,456 Le roi dit : "Apportez-moi une épée." 34 00:03:15,580 --> 00:03:18,160 Et l'on apporta l'épée devant le roi. 35 00:03:19,270 --> 00:03:23,360 Et le roi dit : "Tranchez en deux l'enfant vivant 36 00:03:24,176 --> 00:03:27,200 et donnez-en une moitié à l'une et une moitié à l'autre." 37 00:03:29,792 --> 00:03:32,544 La femme dont le fils était le vivant dit au roi, 38 00:03:32,640 --> 00:03:35,776 car ses entrailles étaient émues, au sujet de son fils : 39 00:03:35,936 --> 00:03:40,368 "Pardon, mon seigneur, donnez-lui le bébé vivant, mais ne le tuez pas." 40 00:03:41,472 --> 00:03:46,080 Tandis que l'autre disait : "Il ne sera ni à moi ni à toi, coupez." 41 00:03:47,296 --> 00:03:55,040 Alors le roi prit la parole et dit : "Donnez à la première le bébé vivant, 42 00:03:55,620 --> 00:03:59,664 ne le tuez pas, c'est elle qui est la mère." 43 00:04:01,040 --> 00:04:06,320 Tout Israël entendit parler de ce jugement qu'avait rendu le roi et l'on craignait le roi, 44 00:04:06,512 --> 00:04:11,232 car on avait vu qu'il y avait en lui une sagesse divine, pour rendre la justice."  45 00:04:12,864 --> 00:04:18,240 Vous voyez, dans ce texte, la procédure relatée est remarquable à plus d'un titre. 46 00:04:19,520 --> 00:04:27,280 Remarquable tout d'abord sur le plan temporel : le temps de cette justice n'existe pas. 47 00:04:27,950 --> 00:04:32,576 Les paroles des deux femmes se succèdent, à peine interrompues, 48 00:04:32,930 --> 00:04:39,136 et la sentence finale, parfaite et instantanée, semble avoir mûri, 49 00:04:39,712 --> 00:04:46,960 sans avoir profité de la moindre suspension de séance, du moindre délibéré. 50 00:04:48,270 --> 00:04:51,664 La justice de Salomon est sans délai 51 00:04:52,096 --> 00:04:58,192 et seule la justice divine peut tomber avec autant de fulgurance. 52 00:05:00,780 --> 00:05:04,960 Cette justice est remarquable encore sur le plan spatial, 53 00:05:05,850 --> 00:05:10,880 cette justice semble ouvrir la tradition de la proximité. 54 00:05:11,280 --> 00:05:14,384 Les deux femmes semblent vraiment à portée du roi. 55 00:05:14,880 --> 00:05:21,536 Cette complète accessibilité leur permet de dévoiler le secret de leur relation privée. 56 00:05:22,320 --> 00:05:28,704 Mais cet espace de l'extrême proximité, de la presque intimité, s'enrichit, 57 00:05:29,050 --> 00:05:36,656 à la fin du récit, d'une autre dimension : tout le pays semble saisi par la décision rendue. 58 00:05:37,008 --> 00:05:43,184 Comme si cette justice de l'intime rayonnait effectivement, efficacement, 59 00:05:43,472 --> 00:05:45,008 sur un pays tout entier. 60 00:05:47,140 --> 00:05:52,912 Remarquable enfin, cette procédure s'impose par son extrême simplicité. 61 00:05:53,560 --> 00:05:58,304 Cette justice semble trouver en elle-même sa propre solution. 62 00:05:58,720 --> 00:06:01,840 Une justice, pourrait-on dire, presque sans droit, 63 00:06:02,224 --> 00:06:09,200 où simplement deux ordres résonnent, deux ordres qui semblent contradictoires, 64 00:06:09,632 --> 00:06:13,408 qui semblent hésiter entre la mort et la vie : 65 00:06:14,050 --> 00:06:20,592 trancher en deux l'enfant vivant et donner à la première le bébé vivant. 66 00:06:22,560 --> 00:06:25,104 Premièrement : Trancher. 67 00:06:26,832 --> 00:06:35,920 L'instance, en justice, se forme simplement : "alors", c'est le mot utilisé, il n'y en a qu'un. 68 00:06:36,530 --> 00:06:40,704 La procédure ne rapporte aucun autre préliminaire à l'instance. 69 00:06:41,180 --> 00:06:45,952 L'introduction de la procédure est rapportée en une courte phrase : 70 00:06:46,100 --> 00:06:51,584 "Deux prostituées vinrent se présenter devant le roi." 71 00:06:52,928 --> 00:06:56,256 La procédure n'a pas d'autre introduction, 72 00:06:56,400 --> 00:06:59,504 mais cette présentation des parties n'est pas neutre. 73 00:07:00,260 --> 00:07:03,616 Le texte aurait pu faire mention de deux femmes. 74 00:07:05,360 --> 00:07:11,632 Or le texte précise leur profession et cette profession n'est pas indifférente, 75 00:07:12,256 --> 00:07:16,576 car la prostitution est une infamie, dans L'Ancien Testament. 76 00:07:17,180 --> 00:07:24,352 La prostituée n'a pas plus de valeur qu'un chien et son salaire est comme le prix d'un chien : 77 00:07:24,560 --> 00:07:27,232 une abomination devant l'Éternel. 78 00:07:29,150 --> 00:07:35,376 La désignation de cette profession contribue à l'édification de la justice de Salomon. 79 00:07:36,380 --> 00:07:42,112 La grandeur du roi vient de son intérêt pour les personnes exclues et réprouvés 80 00:07:42,220 --> 00:07:47,984 et sa justice se trouve encore plus solidement fondée par ces femmes, par ailleurs rejetées. 81 00:07:49,400 --> 00:07:54,880 La relation du procès s'établit ensuite avec le rappel des faits. 82 00:07:55,940 --> 00:08:00,480 L'une dit : "Je t'en supplie, mon seigneur, moi et cette femme, 83 00:08:00,620 --> 00:08:05,520 nous habitons la même maison et j'ai accouché alors qu'elle s'y trouvait. 84 00:08:06,192 --> 00:08:11,104 Or, trois jours après mon accouchement, cette femme accoucha à son tour. 85 00:08:11,600 --> 00:08:15,392 Nous étions ensemble, sans personne d'autre dans la maison. 86 00:08:15,770 --> 00:08:17,136 Il n'y avait que nous deux. 87 00:08:17,750 --> 00:08:22,896 Le fils de cette femme mourut une nuit, parce qu'elle s'était couchée sur lui. 88 00:08:23,780 --> 00:08:28,100 Elle se leva au milieu de la nuit, prit mon fils qui était à côté de moi, 89 00:08:28,460 --> 00:08:31,616 ta servante dormait, et le coucha contre elle. 90 00:08:32,720 --> 00:08:36,160 Et son fils, le mort, elle le coucha contre moi. 91 00:08:37,250 --> 00:08:40,976 Je me levai le matin pour allaiter mon fils, mais il était mort. 92 00:08:41,750 --> 00:08:44,144 Le jour venu, je le regardai attentivement, 93 00:08:44,528 --> 00:08:47,232 mais ce n'était pas mon fils, celui dont j'avais accouché." 94 00:08:49,088 --> 00:08:55,808 Depuis la plus Haute Antiquité, la relation de faits, telle qu'elle vient d'être rappelée, 95 00:08:56,330 --> 00:09:01,488 la relation de faits est parfaitement distinguée de la relation de droit. 96 00:09:02,840 --> 00:09:09,648 La relation de droit s'accomplit, nous l'avons dit déjà, s'accomplit en plein jour, 97 00:09:10,240 --> 00:09:12,256 au vu et au su de tous. 98 00:09:12,830 --> 00:09:14,960 Des témoins toujours sont requis. 99 00:09:15,710 --> 00:09:20,384 Nous l'avons vu, l'article 13 du Code d'Hammourabi dispose 100 00:09:20,496 --> 00:09:27,120 que si le demandeur ne produit pas ses témoins dans les six mois, il est mis à mort. 101 00:09:28,288 --> 00:09:36,256 Ici, dans le récit des faits concernant les deux femmes, il n'y a aucun témoin à la scène. 102 00:09:37,500 --> 00:09:43,568 Et la scène, surtout, en plus, se passe au milieu de la nuit, 103 00:09:44,400 --> 00:09:48,672 c'est-à-dire à la faveur de l'obscurité profonde. 104 00:09:50,270 --> 00:09:56,720 C'est à ce moment-là, au milieu de la nuit, que la femme a échangé les enfants. 105 00:09:57,860 --> 00:10:05,168 Or la nuit est précisément le moment où tout est confondu, où tout se confond. 106 00:10:05,840 --> 00:10:10,832 Les deux femmes sont présentées dans un rapport de fusion évident. 107 00:10:11,600 --> 00:10:15,904 Rien ne les distingue, elles vivent dans la même maison. 108 00:10:16,820 --> 00:10:24,080 Toutes deux sont prostituées, toutes deux accouchent, toutes deux accouchent d'un fils. 109 00:10:25,250 --> 00:10:30,720 Et surtout, aucune des deux n'est qualifiée de mère. 110 00:10:32,030 --> 00:10:41,104 Dans cette confusion des faits, dans cette obscurité, rien, rien ne les distingue. 111 00:10:42,020 --> 00:10:48,000 Le trouble et la confusion qui marquent l'exposé des faits se prolongent 112 00:10:48,032 --> 00:10:51,232 et s'accentuent, pendant la procédure devant le roi. 113 00:10:53,180 --> 00:10:57,360 Non seulement les deux femmes apparaissent identiques, 114 00:10:58,430 --> 00:11:04,832 mais elles disent la même chose, pour signifier pourtant des positions contraires. 115 00:11:06,470 --> 00:11:11,680 L'autre femme dit : "Non, mon fils, c'est le vivant et ton fils, c'est le mort." 116 00:11:12,416 --> 00:11:14,672 Mais la première continuait à dire : 117 00:11:14,992 --> 00:11:19,040 "Non, ton fils, c'est le mort et mon fils, c'est le vivant." 118 00:11:20,304 --> 00:11:22,176 Ainsi parlaient-elles devant le roi. 119 00:11:23,780 --> 00:11:31,152 Leurs paroles, qui se répondent symétriquement, n'ont chacune aucune force, 120 00:11:31,744 --> 00:11:36,352 car la procédure hébraïque est fondée non sur l'aveu, 121 00:11:36,770 --> 00:11:42,096 mais sur des témoignages, des témoignages qu'il convient de collecter, 122 00:11:42,992 --> 00:11:46,880 de vérifier, de confronter. 123 00:11:48,272 --> 00:11:58,704 Or ici, il n'y a aucun témoin et les faits l'ont rappelé avec insistance : 124 00:12:00,208 --> 00:12:03,104 il n'y avait personne d'autre dans la maison. 125 00:12:04,670 --> 00:12:12,512 Devant cette situation confuse et avant toute intervention, Salomon va parler. 126 00:12:13,220 --> 00:12:18,720 Le roi dit : "Celle-ci dit : 'Mon fils, c'est le vivant et ton fils, c'est le mort' 127 00:12:19,392 --> 00:12:23,744 et celle-là dit : 'Non, ton fils, c'est le mort et mon fils, c'est le vivant'." 128 00:12:24,512 --> 00:12:33,504 Vous le voyez, le roi redit chacune des revendications prononcées par les femmes. 129 00:12:34,460 --> 00:12:41,360 Et cette répétition du roi avant de rendre une décision, n'est pas du tout insignifiante. 130 00:12:42,200 --> 00:12:46,910 Le juge souligne la symétrie qui reflète la rivalité, 131 00:12:48,020 --> 00:12:50,384 qui paralyse le mouvement de la procédure, 132 00:12:51,050 --> 00:12:55,536 mais il montre surtout qu'il a bien entendu les deux femmes, 133 00:12:56,336 --> 00:12:59,312 il a bien entendu les deux femmes également. 134 00:13:00,260 --> 00:13:05,408 En des temps plus anciens, le juge n'avait d'oreilles que pour le demandeur. 135 00:13:06,440 --> 00:13:13,120 En répétant ce que les deux parties, ce que les deux parties ont déclaré, 136 00:13:13,310 --> 00:13:17,696 le roi montre que la procédure est devenue contradictoire. 137 00:13:18,680 --> 00:13:24,576 Le principe du contradictoire, dans la procédure, va se trouver inscrit dans la Bible, 138 00:13:24,800 --> 00:13:29,420 au livre des Proverbes, sous le patronage de Salomon. 139 00:13:31,060 --> 00:13:33,600 La procédure étant contradictoire, 140 00:13:34,320 --> 00:13:42,064 le juge l'ayant relevé, la décision alors peut être prise, le roi peut trancher. 141 00:13:42,850 --> 00:13:47,840 Le roi dit : "Apportez-moi une épée" et l'on apporta l'épée devant le roi 142 00:13:48,944 --> 00:13:51,968 et le roi dit : "Tranchez en deux l'enfant vivant 143 00:13:52,032 --> 00:13:56,288 et donnez-en une moitié à l'une et une moitié à l'autre."  144 00:13:57,104 --> 00:14:03,504 Et vous le voyez ici, Salomon tranche pour répondre au rapport d'identité, 145 00:14:03,700 --> 00:14:05,472 qui soude les deux femmes. 146 00:14:06,100 --> 00:14:11,936 Comme la parole de l'une équivaut à celle de l'autre, sur la revendication du même objet, 147 00:14:12,304 --> 00:14:15,504 l'une doit obtenir la même chose que l'autre. 148 00:14:16,810 --> 00:14:23,584 Pour répondre à la rivalité mimétique des femmes, il faut sacrifier une victime. 149 00:14:24,112 --> 00:14:31,216 Équité mortellement mathématique, répondant au droit strict : mesure pour mesure. 150 00:14:32,230 --> 00:14:36,720 Salomon tranche aussi pour répondre au parallélisme des formes. 151 00:14:37,390 --> 00:14:42,816 Le partage littéral de l'enfant qu'il demande correspond à la justice. 152 00:14:43,600 --> 00:14:46,832 C'est la solution rigoureuse, mais traditionnelle. 153 00:14:47,560 --> 00:14:53,904 Le parallélisme des formes, et pourrait-on dire presque le parallélisme des femmes, 154 00:14:54,400 --> 00:14:56,928 aboutit à cette sentence. 155 00:14:58,560 --> 00:15:05,536 Or, il se trouve que cet ordre du roi de trancher l'enfant met fin 156 00:15:05,568 --> 00:15:07,728 au rapport mimétique des deux femmes. 157 00:15:08,680 --> 00:15:14,400 À partir de cet instant, le discours de chacune se singularise. 158 00:15:15,790 --> 00:15:21,024 La femme, dont le fils était le vivant, dit au roi, 159 00:15:22,032 --> 00:15:25,104 car ses entrailles étaient émues, au sujet de son fils : 160 00:15:25,456 --> 00:15:28,880 "Pardon, mon seigneur, donnez-lui le bébé vivant, mais ne le tuez pas", 161 00:15:29,230 --> 00:15:33,376 tandis que l'autre disait : "II ne sera ni à moi ni à toi, coupez." 162 00:15:34,112 --> 00:15:39,152 C'est-à-dire que l'une plaide pour la vie et l'autre plaide pour la mort. 163 00:15:40,240 --> 00:15:46,720 La confusion entre les femmes s'est arrêtée, l'identité de discours a pris fin. 164 00:15:47,740 --> 00:15:52,240 Il est d'ailleurs frappant de constater que la première s'adresse au roi : 165 00:15:52,864 --> 00:15:54,096 "Pardon, mon seigneur," 166 00:15:54,496 --> 00:15:58,592 tandis que la seconde s'adresse au bourreau : "Coupez." 167 00:16:00,240 --> 00:16:03,440 La seconde semble d'ailleurs être dans son droit. 168 00:16:04,288 --> 00:16:11,680 Sa revendication s'appuie sur la sentence du roi, qui lui confère une base juridique. 169 00:16:13,410 --> 00:16:17,536 Et c'est à ce moment qu'intervient la justice de Salomon. 170 00:16:19,320 --> 00:16:27,168 La justice de Salomon n'est pas de trancher, la justice de Salomon, elle est de donner. 171 00:16:28,592 --> 00:16:31,488 Deuxièmement : Donner. 172 00:16:33,730 --> 00:16:40,192 Le doyen Jean Carbonnier, qui a enseigné dans cette faculté de longues années, 173 00:16:40,896 --> 00:16:47,200 a consacré à la justice de Salomon un article très étonnant, 174 00:16:48,448 --> 00:16:53,568 qui figure dans un ouvrage intitulé "Flexible droit". 175 00:16:54,240 --> 00:16:58,448 Et dans cet article consacré à la justice de Salomon, 176 00:16:58,980 --> 00:17:04,832 Jean Carbonnier relève, bien sûr, les deux lectures possibles, de cette justice. 177 00:17:05,850 --> 00:17:14,600 Il y a la lecture qui s'arrête au partage imposé, au découpage égalitaire, 178 00:17:15,355 --> 00:17:21,100 au : "Tranchez l'enfant" et la tradition commune, en effet, 179 00:17:21,760 --> 00:17:30,544 ne semble avoir retenu que cette première sentence, brutale et stricte, du roi qui dit : 180 00:17:31,136 --> 00:17:33,888 "Tranchez en deux l'enfant vivant." 181 00:17:36,320 --> 00:17:41,136 Quand on évoque, d'ailleurs, le jugement de Salomon, 182 00:17:42,230 --> 00:17:46,048 on évoque en principe un partage parfaitement égalitaire. 183 00:17:48,960 --> 00:17:58,032 Et puis, bien sûr, il y a l'autre lecture, la lecture qui va jusqu'au bout du texte ; 184 00:17:59,136 --> 00:18:03,904 une lecture qui cherche la vérité, la miséricorde, 185 00:18:05,540 --> 00:18:09,648 une lecture qui va finalement garder le bébé tout entier et vivant. 186 00:18:11,536 --> 00:18:14,208 Et le doyen Carbonnier, entre ces deux lectures, 187 00:18:15,420 --> 00:18:17,264 avait fait un choix assez surprenant. 188 00:18:18,670 --> 00:18:26,096 "Combien plus pur," écrit-il, "est le premier jugement, naïf, rustique, 189 00:18:26,384 --> 00:18:28,920 pour que chaque mère ait sa moitié d'enfant, 190 00:18:29,760 --> 00:18:34,272 pour que le glaive de la justice ne serve plus qu'à couper les poires en deux." 191 00:18:35,456 --> 00:18:40,464 Alors, n'en déplaise au choix du doyen Carbonnier, 192 00:18:41,020 --> 00:18:52,016 la justice du roi Salomon n'est pas de trancher, elle vise à donner, le texte le dit bien. 193 00:18:53,410 --> 00:19:01,280 Alors le roi prit la parole et dit : "Donnez à la première le bébé vivant, ne le tuez pas." 194 00:19:02,576 --> 00:19:05,616 Vous aurez remarqué qu'ici, le roi prend la parole. 195 00:19:06,330 --> 00:19:08,480 Dans cette scène, tout le monde parle, 196 00:19:08,640 --> 00:19:12,512 mais une seule personne prend la parole à la fin, c'est le roi. 197 00:19:14,130 --> 00:19:19,408 Et en prenant la parole, il fait un acte d'autorité, il arbitre. 198 00:19:20,160 --> 00:19:27,168 L'acte d'autorité est ici d'autant plus fort qu'il renverse, par sa parole, 199 00:19:27,470 --> 00:19:31,264 la sentence qu'il a prononcée quelques instants auparavant 200 00:19:31,872 --> 00:19:35,370 et sur laquelle, déjà, s'était appuyée une des parties. 201 00:19:36,450 --> 00:19:42,016 En d'autres termes, Salomon contredit l'autorité de la chose jugée, 202 00:19:42,240 --> 00:19:44,688 qui conduisait au sacrifice mortel. 203 00:19:47,970 --> 00:19:55,632 Il va, en quelque sorte, conclure que le bien de la justice n'est pas le sacrifice. 204 00:19:57,720 --> 00:20:01,104 Il s'agit de donner une chose entière et vivante, 205 00:20:01,200 --> 00:20:06,656 à la personne qui est fondée à la recevoir, voilà la justice. 206 00:20:08,350 --> 00:20:14,944 Ce don apparaît, pour Salomon, comme une réponse à un don qu'il a déjà reçu. 207 00:20:16,360 --> 00:20:25,024 En effet, dans la Bible, dans le passage juste précédant ce texte sur la justice de Salomon, 208 00:20:25,660 --> 00:20:29,792 Dieu demande au roi Salomon ce qu'il souhaite. 209 00:20:30,990 --> 00:20:36,624 Et contre toute attente, Salomon demande à Dieu la sagesse. 210 00:20:38,160 --> 00:20:45,264 Il demande à Dieu la sagesse, pour juger et discerner entre le bien et le mal. 211 00:20:46,400 --> 00:20:52,128 Et Dieu est surpris qu'il n'ait pas demandé une longue vie, 212 00:20:53,140 --> 00:20:57,520 ou la richesse, ou la mort de ses ennemis. 213 00:20:58,980 --> 00:21:06,688 Et Dieu donne donc à Salomon un cœur sage, capable de juger le peuple avec droiture. 214 00:21:07,920 --> 00:21:11,728 La sagesse guide effectivement sa décision. 215 00:21:13,250 --> 00:21:17,456 Il serait vain de chercher, dans la justice de Salomon, 216 00:21:18,380 --> 00:21:21,264 l'application d'un principe de droit. 217 00:21:22,430 --> 00:21:30,656 Le juge ici, de manière presque absurde, donne raison à la femme qui renonce à son droit. 218 00:21:32,380 --> 00:21:37,760 La justice de Salomon n'est pas juridiquement très exemplaire. 219 00:21:38,860 --> 00:21:42,400 Le jugement est davantage le fruit d'une sagesse intuitive, 220 00:21:43,060 --> 00:21:48,256 que le produit d'une expérience judiciaire ou d'une connaissance des précédents. 221 00:21:49,570 --> 00:21:55,300 La question de droit paraît avoir son siège en matière de filiation, 222 00:21:56,350 --> 00:22:01,584 les qualifications que reçoit l'objet du litige semblent bien le souligner : 223 00:22:02,590 --> 00:22:04,976 les femmes se disputent un fils. 224 00:22:06,040 --> 00:22:12,464 La justice de Salomon manifeste la vérité susceptible de rassurer. 225 00:22:13,330 --> 00:22:18,064 C'est la raison pour laquelle les qualifications évoluent, dans ce texte. 226 00:22:18,880 --> 00:22:22,416 C'est d'abord un fils que réclament les femmes, 227 00:22:22,896 --> 00:22:27,904 pour établir leur descendance et sans doute aussi, 228 00:22:28,048 --> 00:22:32,080 pour subvenir à leurs besoins, garantir leur protection. 229 00:22:32,864 --> 00:22:40,180 Puis, au fur et à mesure du récit, lorsque la justice se précise, 230 00:22:41,230 --> 00:22:50,096 lorsqu'il apparaît que la sécurité par elle sera assurée, l'objet litigieux se fragilise. 231 00:22:51,370 --> 00:22:55,024 Le roi ordonne de trancher un enfant 232 00:22:56,496 --> 00:23:04,800 et finalement, il remet un bébé, un nouveau-né, ayaloud en hébreu. 233 00:23:06,630 --> 00:23:12,100 Du point de vue pénal, pour les femmes, ne pas réclamer l'enfant vivant, 234 00:23:12,500 --> 00:23:15,000 c'est reconnaître le sien pour mort. 235 00:23:16,380 --> 00:23:22,400 Et beaucoup de droit archaïque présume, en pareil cas, 236 00:23:22,550 --> 00:23:29,050 l'infanticide et n'hésite pas à appliquer alors, à la mère, la peine capitale. 237 00:23:29,920 --> 00:23:35,650 Le risque pénal donne à l'instance un ressort non négligeable. 238 00:23:36,710 --> 00:23:40,700 Les femmes ne plaident pas seulement pour une possession, 239 00:23:41,300 --> 00:23:46,400 mais aussi pour leur innocence et peut-être pour leur vie. 240 00:23:47,780 --> 00:23:54,300 Mais le bien de la justice est encore ailleurs, il réside dans la dernière phrase. 241 00:23:54,900 --> 00:23:57,300 "C'est elle qui est la mère." 242 00:23:58,760 --> 00:24:04,080 Nous avons vu, dans le récit de la Genèse, ce que l'on appelle création. 243 00:24:04,660 --> 00:24:09,160 Elle consiste moins en une production nouvelle, qu'en une séparation : 244 00:24:09,850 --> 00:24:14,440 la lumière séparée de la ténèbre, les eaux séparées entre elles, 245 00:24:14,740 --> 00:24:16,400 l'eau séparée par la terre. 246 00:24:17,470 --> 00:24:21,240 Et ces séparations permettent d'ordonner le chaos, 247 00:24:21,700 --> 00:24:25,160 pour pouvoir nommer chaque chose, chaque bien. 248 00:24:25,870 --> 00:24:31,520 Dans la Genèse, la séparation donne quelque chose qui s'appelle jour ou qui s'appelle nuit. 249 00:24:32,260 --> 00:24:36,680 Mais si le jour s'appelle jour, c'est parce que le verbe intervient 250 00:24:37,300 --> 00:24:43,760 pour qualifier cette chose issue du chaos et permettre ainsi la création, 251 00:24:44,200 --> 00:24:46,440 une création d'ordre verbal. 252 00:24:47,780 --> 00:24:53,880 Dans la nuit de ces femmes, dans la nuit de ces femmes qui ressemble au chaos originel, 253 00:24:54,440 --> 00:24:56,920 le juge intervient de la même façon. 254 00:24:57,830 --> 00:25:03,760 À partir de cette matière initiale, obscure, nocturne, 255 00:25:04,240 --> 00:25:12,440 où tout se confond, où tout est confondu, le juge sépare et nomme la mère. 256 00:25:12,860 --> 00:25:17,800 Si la mère s'appelle mère, c'est parce que le juge est intervenu, 257 00:25:18,290 --> 00:25:22,920 pour qualifier cette femme issue de la confusion 258 00:25:23,360 --> 00:25:29,720 et permettre ainsi une création d'ordre verbal et d'ordre judiciaire. 259 00:25:30,470 --> 00:25:34,840 Là est vraiment le bien de la justice.